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Cristiana de Marchi

EXPOSITION ART HERE 2021
Richard Mille Art Prize
18 novembre 2021 – 27 mars 2022

Cristiana de Marchi (1968, Italie) est une plasticienne et écrivaine italo-libanaise vivant et travaillant à Dubaï. Dans sa pratique — textiles, broderies, films et performances —, l’artiste fait et défait en permanence la relation entre temps, espace et mémoire. Explorant la façon dont les lacunes d’une pensée séquentielle engendrent une dissolution et une dispersion de la mémoire, elle révèle comment cette mémoire peut altérer notre relation au passé : comment le fait de revisiter de manière répétitive, circulaire et continuelle le passé peut véritablement changer la structure du temps, ouvrant par là même sur la possibilité d’un futur renouvelé. Cet acte consistant à décomposer la mémoire en ses éléments constitutifs permet finalement de redéfinir, reconfigurer et remodeler les espaces et les récits.

Altamash Urooj

Dans Cartographier les lacunes. Beyrouth (Mapping Gaps. Beirut, Dubaï, 2016-2017), elle aborde ces questions à travers la broderie. Les cartes, du fait de leur nature, sont une approximation. Précises mais discutables, elles ne sont jamais le reflet du moment présent et sont toujours déconstruites par l’acte du pied qui foule le sol. Les cartes contrecarrent la distinction entre mémoire et territoire, marquant un espace entre le familier et l’étranger qui affirme autant qu’il bouleverse notre sentiment d’appartenance. Les cartes du pays natal en particulier offrent un ancrage matériel à une mémoire collective, une connexion perdue mais immédiate entre l’expérience physique du sol et l’horizon lointain. La carte convoque des sentiments communs à l’expérience de l’exile, de l’émigration et de l’expatriation : ceux d’exister dans un présent constamment ponctué de pensées du passé et du futur.

« J’ai suivi une formation d’archéologue en Italie, où je me suis spécialisée en urbanisme hellénistique et romain — les provinces romaines m’intéressaient particulièrement. Mon université a été invitée à participer à des fouilles archéologiques à Beyrouth après la guerre civile : c’est comme ça que j’ai déménagé au Liban pour y travailler en tant qu’archéologue. Dans le même temps, j’ai également développé ma propre pratique artistique. En 2006, je suis arrivée à Dubaï et j’ai trouvé plus tard un emploi au sein d’une galerie d’art, précisément au moment où The Flying House ouvrait ses portes à Al-Quoz. Curieuse, je suis allée à la rencontre de ce groupe d’artistes, qui m’a proposé de travailler avec eux. Cela a marqué le début d’une longue amitié et la naissance d’un sentiment d’appartenance à la communauté des Émirats arabes unis. Ce terme, “communauté”, est très prégnant aux Émirats ; c’est une notion propre à ce lieu. J’y ai construit des relations précieuses, j’ai commencé à y organiser mes propres projets et, surtout au cours de mes années passées à la Flying House, également en collaboration avec Mohammed Kazem. J’ai donné des conférences, j’ai beaucoup écrit et, plus récemment, j’ai travaillé sur plusieurs projets avec la jeune génération d’artistes émiriens. Lorsque je suis arrivée aux Émirats, Charjah était la principale ville de référence au sein des institutions culturelles, Dubaï avait trois ou quatre galeries, et toutes n’étaient pas spécialisées en art contemporain ; c’était une très petite communauté. Le récent développement des institutions aux Émirats nous expose non seulement aux artistes locaux, régionaux, mais aussi aux artistes internationaux. Les expositions, les programmations et les ateliers sont réguliers. Le système éducatif a lui aussi évolué : tandis qu’aujourd’hui la jeune génération reçoit une éducation en bonne et due forme jusqu’à l’université, la génération de Mohammed Kazem, Mohamed Ahmed Ibrahim et Abdullah Al Saadi était autodidacte. Hassan Sharif fut le mentor de ces jeunes artistes qui, à leur tour, devinrent les mentors de la génération suivante.

Department of Culture and Tourism Abu Dhabi Photo Seeing Things

Department of Culture and Tourism Abu Dhabi Photo Seeing Things

C’est ici que j’ai commencé à montrer mes créations ; je ne l’avais jamais fait, auparavant. Lors de l’une de mes conversations avec les artistes de la Flying House, j’ai évoqué le fait que, moi aussi, je créais, et ils ont voulu voir ce que je faisais. Lorsqu’ils ont découverts les œuvres, ils étaient stupéfaits et ils m’ont encouragée à les exposer. Ce soutien, qui émanait d’une communauté d’artistes, est bientôt devenu primordial pour moi, et c’est à partir de là que j’ai commencé à concevoir le rôle de l’artiste de manière plus organique et active.

Pendant de nombreuses années, je pensais avoir tourné la page de l’archéologie. Mais aujourd’hui, force est de constater que certains éléments constitutifs de mon travail résonnent avec mon expérience d’archéologue, comme mon intérêt pour la cartographie et cette idée de traduire la perception bidimensionnelle de l’espace en autre chose, qui me viennent de mon intérêt pour l’urbanisme. Je retrouve également une certaine continuité dans l’observation attentive. En tant qu’archéologue, vous êtes formé à reconnaître les différences subtiles du sol qui vous indiquent ce qui s’y cache. Or la plupart de mes œuvres — tout particulièrement les monochromes — sont difficiles à percevoir : il faut vraiment fournir l’effort d’une attention accrue. Mon procédé — celui du quadrillage — demande également beaucoup de minutie. C’est le même qui est utilisé dans les chantiers de fouilles archéologiques. Je ne dessine jamais directement sur la toile, je transcris tout au jugé et en comptant. À vrai dire, j’effectue aussi le travail inverse, comme pour une fouille, où il faut reporter quelque chose de tridimensionnel en dessin. Je réalise d’abord un dessin, puis je transforme ce dessin en objet tactile. J’ai souvent pensé au fait que je me compliquais la vie en ne dessinant pas sur mes textiles. C’est un procédé fait main et, au bout du compte, je pense qu’éviter la simplification m’amène ailleurs. Chaque pas que je fais est un pas vers un espace idéalisé ou représentatif de la carte, avec ses multiples sens.

Department of Culture and Tourism Abu Dhabi Photo Seeing Things

Je n’ai réalisé que deux cartes pour la série Cartographier les lacunes : la première de ma ville natale, Turin, la seconde, de Beyrouth, avec laquelle j’ai un lien fort. Ce sont des œuvres basées sur la notion de mémoire, mais une mémoire imparfaite, une mémoire qui s’estompe. Ces œuvres parlent de ce moment où, ayant été éloignés d’un lieu ou d’une personne depuis un certain temps, on réalise que les souvenirs ne sont plus aussi nets qu’avant, que des détails se sont échappés par les trous de la mémoire. Ces cartes sont très personnelles. J’ai recadré des éléments et des quartiers avec lesquels j’entretiens des liens particuliers pour y introduire des erreurs lors de la transcription du dessin sur la toile ; j’ai navigué autour de ces erreurs. La composition d’ensemble est asymétrique, déséquilibrée et précaire, ce qui reflète également le caractère inachevé de la mémoire. J’ai également fait le choix de couleurs caractéristiques de chaque ville. La couleur rouge brique de la carte de Turin fait écho au matériau proéminent avec lequel la ville est construite, tandis que le jaune tendre de Beyrouth rappelle la pierre avec laquelle la ville fut construite. Ce n’est pourtant plus la couleur prédominante : lorsque je suis arrivée à Beyrouth, juste après la guerre civile, la ville avait été détruite et entamait sa reconstruction, avec du béton, cette fois. J’ai pris le parti d’utiliser cette couleur afin d’ajouter une couche : mon travail ne concerne pas uniquement l’expérience propre de la mémoire, il s’agit également d’une approximation mnémonique où les souvenirs transmis sont également assimilés. Comme lorsque l’on pense se souvenir d’épisodes de sa petite enfance, simplement parce que, les ayant entendus à de nombreuses reprises, on les a assimilés à notre sentiment mental d’appartenance.

J’ai appris ces techniques textiles quand j’étais enfant, mais je ne les appréciais pas particulièrement, à l’époque. Quand j’ai commencé à travailler sur la carte de Turin, j’ai réfléchi à un médium associé à mon enfance : l’idée de revenir à la broderie m’est tout naturellement venue. Puis, œuvre après œuvre, j’ai continué à travailler le textile, et même à l’utiliser comme base pour mes vidéos. J’associe également pratique textile et expérience performative, comme dans la série Faire & Défaire (Doing & Undoing) dans laquelle on me voit faire puis défaire les points de couture de certains mots tels que “frontières”, “identité”, “mémoire”, “nationalité”, des concepts fortement investis et instables, qui nécessite qu’on les négocie et les renégocie au fil du temps. Ce sont des performances, mais toutes conçues pour l’écran, pour qu’on en fasse l’expérience par la vidéo.

La grande majorité de mes œuvres est intime : le travail textile fait main répond à un long procédé pour lequel on passe un temps infini assis seul. Mais chaque étape de ce procédé est pertinente dans la mesure où celui-ci me permet d’anticiper et de résoudre des problèmes aussi bien conceptuels que techniques. C’est pourquoi il est essentiel pour moi que je l’applique jusqu’au bout. Se cache également une contradiction entre la dimension intime et calme de l’œuvre et les sujets que je choisis d’explorer à travers les textiles et qui relèvent pour la plupart de la sphère d’investigation sociale et politique. Mais, bien sûr, il existe une tradition, que couvrent de nombreuses études, sur l’instrumentalisation subtilement sous-entendue et revendiquée dans les techniques féminines telles que la broderie et les textiles. »


Entretien avec Cristiana de Marchi, le 10 novembre 2021, à Abu Dhabi

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