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Mohammed Kazem

EXPOSITION ART HERE 2021
Richard Mille Art Prize
18 novembre 2021 – 27 mars 2022

Mohammed Kazem (1969, Dubaï) est un artiste émirien dont le travail est une réponse directe aux conditions matérielles de sa position géographique immédiate. Il se place souvent lui-même dans ses œuvres afin de revendiquer sa subjectivité dans un paysage marqué par une modernisation galopante. Dans la série Photographies avec drapeaux (Photographs with Flags, Dubaï, 1997/2003), il se tient debout dans un vaste terrain vague, à côté de drapeaux colorés, tournant le plus souvent le dos au spectateur. Ces drapeaux ne représentent pas des pays, mais sont de simples pièces de tissu indiquant la construction à venir de routes et de trottoirs dans la zone. Par leur présence incongrue, les drapeaux font resurgir des souvenirs du site d’origine, projetant le spectateur dans le passé. Ils mettent également l’accent sur la chaussée qui, à présent, est construite, ancrant le spectateur dans le moment présent. Enfin, ils donnent à voir de quoi sera fait le futur en provoquant chez le spectateur l’anticipation des constructions à venir.

Joseph Rahul
Department of Culture and Tourism Abu Dhabi Photo Seeing Things

Éléments structurels, les drapeaux réduisent le paysage immédiat à un contraste primordial entre désert, terrain et génie urbain. Pourtant, l’effet d’opposition se joue entièrement dans l’esprit du spectateur, où émerge une réalité alternative qui bouleverse notre compréhension linéaire et absolue du temps. Déconstruisant la réalité entre mémoire et territoire, les drapeaux font coïncider passé, présent et futur en un champ ouvert des « probables » et des « possibles ». Et tandis que le temps devient élastique, l’espace se voit, lui, réduit à un acte essentiel de construction : le marquage matériel d’un territoire physique. Ce geste donne naissance à un sentiment nouveau du lieu, tandis que l’artiste prend dans la scène une position qui reflète — et interrompt — la vision du spectateur qui se tient debout devant la photo.

« Dès l’enfance, je me suis mis à faire de l’art, non pas de manière sérieuse, mais je ramassais des choses dans la rue en rentrant à la maison, ou alors je faisais de petits dessins à l’école. En 1984, le directeur de mon école m’a emmené à la Emirates Fine Art Society à Charjah, où j’ai rencontré Hassan Sharif. Sharif m’a enseigné le dessin, l’impressionnisme, le postimpressionnisme et l’art contemporain occidental ; il m’a fourni des livres dans lesquels j’ai découvert Cézanne, Monet, Picasso, Matisse, etc. Je ne savais pas encore lire l’anglais, alors je regardais simplement les reproductions des tableaux. À l’époque, ces livres étaient introuvables aux Émirats arabes unis ; il les rapportait de Grande-Bretagne. Très peu de choses étaient disponibles en arabe. Hassan Sharif traduisait donc la plupart des livres et des articles qu’il rapportait de ses voyages, et je les lisais. Plus tard, en 1987, il organisa ma première exposition solo en même temps qu’il photographia et répertoria la majorité de mes œuvres. C’est lui qui m’a dit qu’il fallait que j’archive mon travail. Nous échangions constamment sur nos pratiques artistiques, une conversation qui se prolongea pendant trente ans, jusqu’à ce qu’il décède en 2016.

Department of Culture and Tourism Abu Dhabi Photo Seeing Things

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L’art contemporain aux Émirats arabes unis est très récent ; il est apparu à la fin des années 1970. Les artistes de ma génération avaient tous un travail à côté. Nous ne pouvions pas vivre de notre art. Une bonne partie des œuvres que nous créions est restée à dormir dans nos placards pendant des décennies, et beaucoup d’entre elles ont été perdues ou détruites. Nous étions alors un petit groupe d’artistes et nous travaillions tous différemment. Au début, notre pratique artistique était influencée par la tradition européenne, puis nous nous sommes progressivement tournés vers l’art minimal et conceptuel. Les critiques commencèrent à nous appeler “Les 5” au moment où nous sommes apparus dans l’exposition 5 EAU qui s’est tenue au musée Suermondt-Ludwig d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne, en 2002. Mais en vérité, nous incluions souvent d’autres artistes, tels que Vivek Vilasini ou Jos Clevers, et nous ne nous voyions pas comme un groupe. Nous n’avons volontairement jamais rédigé de manifeste et nous ne suivions ni un dogme ni n’avions une manière classique de créer. La beauté de ces éléments réside dans le fait que nous avions une grande liberté. Nous pouvions choisir n’importe quel matériau puis le transformer en une œuvre d’art visuel.

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Lorsque j’étais jeune, l’histoire de l’art ne faisait pas partie du cursus scolaire et nous n’avions aucun accès à l’art. Dans les années 1980-1990, il y avait tout juste quelques events, ici, et une exposition annuelle à Charjah, avant que ne s’y tienne en 1993 la première Biennale. Mais le ministère de la Culture des Émirats arabes unis a beaucoup soutenu les artistes émiriens. Ils nous ont aidés à voyager et c’est ainsi que j’ai pu participer à de nombreuses expositions dans le monde arabe, comme les Biennales du Caire, ou en Inde et au Bengladesh. De nombreux artistes arabes étaient exposés à la Biennale de Charjah, en revanche, très peu d’Européens l’étaient. Lorsque les nouveaux projets culturels ont été annoncés, comme celui du Louvre Abu Dhabi, beaucoup de curateurs internationaux sont venus à notre rencontre, visiter nos ateliers et nous inviter à participer à des expositions internationales. Cela constitua une grande aide pour nous, car nous nous retrouvions soudains sous les projecteurs. Aujourd’hui, les galeries d’art et les institutions culturelles sont nombreuses aux EAU, où il existe désormais un marché de l’art. J’ai même l’impression que les possibilités sont plus nombreuses que les artistes, à présent.

Dans les années 1990, j’ai décidé de me mettre à l’enseignement, afin de contribuer à créer une nouvelle génération d’artistes, ici, car il me semblait qu’ils étaient trop peu nombreux. J’ai été leur mentor et leur curateur sur quelques expositions, dont une en particulier, intitulée Window: 16 UAE Artists (Fenêtre : 16 artistes émiriens), qui s’est tenue à la Total Art Gallery de Dubaï en 2006, où j’ai montré seize artistes de trois générations différentes. Aujourd’hui encore, je suis la jeune génération d’artistes et leurs pratiques ; les portes de mon atelier leur sont toujours ouvertes s’il leur vient l’envie de me rendre visite et de parler.

J’ai forgé ma pratique artistique sur la tradition européenne, mais j’utilise des éléments propres aux Émirats. Je suis en permanence à l’affût d’éléments de la ville à filmer, avec lesquels interagir. Je me concentre sur mon environnement et utilise toute une variété de matériaux. Lorsque je voyage ou que je suis en résidence à l’étranger, j’interagis avec d’autres villes et capture les éléments propres à la région. Quel que soit l’endroit où je travaille, je reste très attentif à la lumière, la nature, la population, les couleurs, les sons, les odeurs. Puis, à partir de tous ces éléments, je crée une œuvre spécifique à cet environnement. J’ai réalisé une série à partir de la lumière naturelle et de la manière dont, chaque jour, on reçoit la lumière. J’ai appliqué ce projet à différents pays en interagissant différemment avec la lumière selon la ville dans laquelle je me trouvais. J’ai également étudié le son, dans cette série, le son du soleil lorsqu’il atteint l’œuvre : d’une fenêtre à l’autre, d’une ville à l’autre, il est différent.

J’avais pour habitude d’aller pêcher sur la côte, entre Charjah et Al-Mamzar à Dubaï, quand soudainement j’ai commencé à voir apparaître des drapeaux ici et là, marquant des sites de construction. Je me suis mis à les répertorier, allant spontanément d’un endroit à l’autre à chaque fois que j’en apercevais un. Au milieu des années 1990, j’utilisais souvent la photographie pour répertorier mes œuvres. Pour la série de 1997, c’est Hassan Sharif qui a pris les photos, à l’aide d’un petit appareil photo. En 2003, le curateur de la Biennale de Charjah, Peter Lewis, m’a demandé de réaliser le même travail en faisant cette fois appel à un photographe professionnel. Ces photos ont ensuite été exposées dans la rue, sous forme d’affiches ou dans des caissons lumineux, à l’adresse du grand public. Je suis né à Dubaï et il fut un temps où je connaissais par cœur ma ville ; à présent, je m’y retrouve souvent perdu et désorienté : les changements et développements au sein des Émirats arabes unis sont survenus si vite, depuis la création du pays en 1971. Si l’on compare les Photographies avec drapeaux prises en 1997 à celles prises en 2003, le rapide changement qui s’y est effectué est flagrant. Des zones qui, auparavant, étaient désertiques sont désormais recouvertes de rues et de magasins ; les villes se développent verticalement et horizontalement dans le désert. L’un des drapeaux se trouve même là où se tient désormais la Biennale de Charjah. À travers cette série, j’ai voulu rappeler aux gens de regarder le passé, puis de regarder le présent afin d’entrevoir le futur. »


Entretien avec Mohammed Kazem, le 19 octobre 2021, à Dubaï

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